Les commissaires anonymes

L’art serait-il la preuve d’une vie pleinement vécue ?

L'art serait-il la preuve d'une vie pleinement vécue ?

Se procurer la revue ici

En 2013, les Fonds Régionaux d’Art Contemporain célébraient trente années d’existence. A cette occasion, trente frontons de gares en France furent habillés de stickers géants à l’effigie de l’événement. Sur la grande bulle de verre de la gare de Strasbourg trônait une photo de l’installation de Jan Kopp en vingt mètres par dix. De quoi jalouser quelques promoteurs publicitaires. Et partout en France, furent installées des oeuvres d’artistes dans les salles d’attente, les points infos et les halls de départ ; parfois tellement bien déguisées de logos et sloggans qu’on ne les distinguait guère du paysage Sncf.
Les organisateurs parlèrent de faire « dans ces lieux si particuliers que sont les gares, le temps de l’événement, une nouvelle agora de l’art vivant. » [1] A A la création du ministère de la Culture, André Malraux revendiquait un accès « direct à l’art par la présence de l’œuvre ». Trente ans se sont écoulés et la filiale privée de la Gare & connexions présentait en partenariat avec les Frac le programme événementiel Art en Gare [2]. Démocratisation commerciale ou hypocrisie culturelle ? Nous resterons septiques sur le partage d’expérience artistique qu’offrit cette opération de communication. Cependant fêter un anniversaire, c’est à la fois reconnaître un chemin parcouru et marquer un point de départ vers l’avenir : l’événement 2013 nous offre l’occasion de revenir sur trente années de prospection en art contemporain à l’ère de la décentralisation culturelle et d’entrevoir les perspectives à venir des Frac dits « nouvelle génération », entre écrin trésor public et patrimoine collectif.

Démocratisation culturelle, la polémique de l’art salvateur

Dans le cadre des politiques reconstruction de la France d’après guerre, l’Etat mit en place le ministère des affaires culturelles duquel André Malraux fut ministre jusqu’en 1969. Celui-ci consacra les années 60 à la création et l’animation des maisons de la culture dans diverses villes de France, considérant que « la culture n’est pas l’acquisition et la diffusion des beaux arts, elle est, par nécessité, une attitude face à la vie » [3]. Avec cette déclaration, Malraux considérait l’art, dans une acception ouverte à toutes ces formes – musique, danse, théâtre, cinéma, etc. - comme le moteur central de ce que l’on nommera à partir de ce moment, le développement culturel. Il entrevoyait ce développement non par l’accès à la créativité et l’expression de chaque individu - tâche qu’il attribuait au domaine du socioculturel - mais par la rencontre directe du public avec l’œuvre d’art comme « une véritable révélation et communion » [4]. Dans cette perspective, la création de collections régionalisées d’œuvres d’art, accessibles pour le plus grand nombre, trouverait déjà en partie sa justification. De plus, après vingt années de fonctionnement, les maisons de la culture tendaient à devenir de véritables institutions - scènes nationales, musées, centres culturels – et avaient fédéré une génération de spectateurs qui ne se renouvelait plus.

La démocratisation culturelle en marche consistait alors à refuser la dimension sociale de l’art par essence et valoriser l’expression artistique dite professionnelle comme le fondement de l’action culturelle. Le ministre de la culture Jack Lang affirmait dès 1982 que « l’action culturelle officielle se devait de prendre appui sur la création et les artistes qui deviennent les nouveaux médiateurs » [5]. Le ministère de la culture se fit reproché une certaine discordance du fait de vouloir à la fois une considération sacralisante du travail des artistes et la découverte de l’art par un public de milieux sociaux multiples : « Comment concilier le primat à la création et au professionnalisme avec l’ouverture aux publics défavorisés ? (…) La réponse de la DDC à la contradiction création/animation est de confier aux artistes l’action culturelle en direction des publics éloignés du monde culturel » [6]. Si Malraux mit l’art au centre du processus de développement culturel, Lang déplaçât le projecteur sur l’artiste et fit de lui le modèle de l’expression culturelle. En 1983, dans le cadre d’un plan d’unification des politiques d’acquisition des pouvoirs publics, il attribua à chaque région française un budget spécifique pour l’achat d’œuvres contemporaines dans le champ des arts visuels. C’était la création des Fonds Régionaux d’Art Contemporain.

Décentralisation, l’utopie d’un projet de collection sans lieu

Les FRAC étaient tous au départ des associations dotées d’un directeur non issu de la formation académique des conservateurs et d’un comité d’acquisition ayant pour objectif premier de valoriser la production d’artistes émergeants en lien avec le territoire régional. Les collections se développèrent de manière plus ou moins empirique et spontanée, selon des volontés politiques, des choix artistiques ainsi que des annexions de fonds régionaux existants. Certains fonds prirent des orientations thématiques particulières comme l’expérience de la durée pour la Franche-Comté, les relations entre l’art et l’architecture des années 1950 à nos jours pour la région Centre ou le médium du dessin pour la Picardie. L’activité de chaque Frac se déroula autour de sa collection, conjuguant fonction muséographique et expérimentation artistique, conservation et restauration, action culturelle et médiation. L’objectif consistait à sensibiliser les habitants et les acteurs d’un même territoire au langage artistique des arts plastiques par le biais d’expositions. Les collections étaient disséminées en partenariat avec différentes structures : hôpitaux, collèges et lycées, bibliothèques, prisons, associations, etc. Belle figure que cette entité multiple et mobile, exposée au grès de la vie de la cité visant à ouvrir sur son passage échanges et débats. Béatrice Josse, directrice du Frac Lorraine depuis 1993 rappelait récemment à ce titre : « L’art est une matière à questionner ; nous ne sommes pas là pour remplir des réserves mais pour revisiter l’histoire de l’art et refuser de cautionner la pensée dominante, même à Trifouillis-les-Oies » [7].

A chaque stencil une révolution, Latifa Echakhch, 2007 A chaque stencil une révolution, Latifa Echakhch, 2007 -

Les politiques d’achats restèrent qualitatives et prospectives, mais les budgets le permettant, les réserves se remplirent année après année. Le travail de stockage, de conservation et de transport devint conséquent et c’est en partie pour ces tâches collatérales que les collections nomades des débuts durent trouver un port d’attache, un lieu de fonctions opérationnelles. Une ancienne école ou des entrepôts municipaux servaient alors de dépôts. Les bureaux de l’équipe de direction n’étant pas non plus nécessairement identifiables, la présence du fond sur le territoire était basée sur ses apparitions ici et là lors d’expositions, dans des lieux non dédiés à l’art comme des institutions publiques, des bâtiments désaffectés ou des espaces urbains, etc. Hors des sentiers battus restent l’expression symptomatique des débuts. Bernard Goy, qui fut directeur du Frac Ile-de-France de 1993 à 2005, se souvient : « C’était l’époque des premières lois concernant la décentralisation, c’était donc très concret politiquement. Nous avons fait ce travail de diffusion radicalement, parfois même au péril de l’intégrité matérielle des œuvres et de la qualité de leur réception publique. Nous tentions des choses parfois périlleuses. Ce qu’a fait Thomas Hirschhorn avec le Musée précaire Albinet [8] aux Labos d’Aubervilliers en 2004 en exposant des pièces de la collection du Centre Pompidou dans un quartier difficile d’Aubervilliers, les FRAC le faisaient déjà, à leur manière, plus pauvre en moyens et en communication, depuis une vingtaine d’années - ce qui n’enlève rien à l’intérêt du projet Musée Précaire, bien sûr. Quand j’étais gosse, il y avait une phrase célèbre tirée d’un film très populaire, Le bossu, avec Jean Marais : « Si tu ne vas pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ! » C’était un peu ça le concept des FRAC, l’art contemporain de proximité, pour tous, dans l’esprit des Maisons de la culture de Malraux, mais en plus décentralisé encore. C’était bien une forme d’utopie, qui a fait dire à Jack Lang en 2013 à propos de la résistible longévité de ces institutions légères, « c’est un miracle ! ».
L’utopie des Frac aura peut-être bien été cette présence artistique non identifiée, gratuite, éphémère, non imposée, non introduite par des discours de validation, une présence expressive pratiquement naturelle dont on remarquait l’absence un fois disparue.

Le centre, dont il fallut au départ s’éloigner, était Paris, la capitale dominante ainsi que l’institution muséale, comme figure de la culture élitiste et bourgeoise. Une fois ancré dans dans les différentes régions, il fallut prendre garde à ne pas trop centrer les activités sur les métropoles de région telles que Rennes, Bordeaux, Lille, etc. et continuer la mission d’aménagement culturel du territoire dans toutes ses dimensions. Les Frac ouvrèrent peu à peu leur propre espace d’exposition. La nécessité de se doter d’un lieu identifiable peut être à ce moment là perçu à la fois comme un pas en avant et un pas en arrière. Cela témoignait-il d’une incapacité à exister exclusivement à travers le maillage du territoire ? Enfin de vrais white-cubes aussi en région, me direz-vous ! Dans la perspective de décentrer, le Frac Alsace fut installé en 1995, non pas à Strasbourg mais à Sélestat, petite ville alsacienne de 20 000 habitants et le Frac Nord pas de Calais prit ses quartiers à Dunkerque en 1996. Mais n’ayant pas le même fonctionnement ni les mêmes objectifs de gestion de la collection, leurs stratégies différencièrent à ce moment-là : le Frac NPDC qui exportait déjà à l’international ses pièces des années 70’ de Duchamps à Bruce Nauman, choisit un fonctionnement uniquement itinérant et la région Alsace, dans le cadre de l’ouverture du pôle d’accompagnement des acteurs culturels l’ACA, préféra l’ouverture d’un des premiers Frac publics à l’architecture spécifique.

Malgré les difficultés à convier le public alsacien à Sélestat, Katia Gagnard, chargée des expositions et de la diffusion de la collection du Frac Alsace, témoigne aujourd’hui du bénéfice de ce choix pour la fédération d’un réseau homogène et actif de porteurs de projet. Elle relativise l’importance du bâtiment du FRAC au profit de divers lieux partenaires : « La décentralisation était un point de vue d’état. Ce concept a été nécessaire pour l’ancrage durable de nos activités en région mais maintenant il n’a plus vraiment de sens concernant le Frac car nous ne sommes pas une antenne régionale mais une infrastructure indépendante. Nous sommes mobiles dans une zone définie selon un maillage de complices disséminés un peu partout. La plupart des gens qui côtoient la collection y ont accès par le biais des expositions que nous organisons, tout prèss de chez eux ; en cela, le lieu de Sélestat n’incarne pas plus le Frac que certains autres lieux dynamiques, que nous amenons vers des projets de plus en plus de qualitatifs année après année : des réflexions plus complexes, des rapprochements de pièces plus audacieux, mais toujours en fonction de leurs aspirations. Nous sommes peut-être un peu idéalistes ici mais je crois vraiment à une histoire de compagnonnage dans le langage artistique. ».

Des trésors publics, prospection artistique et stratégie institutionnelle

L’événement des 20 ans des Frac, célébré en 2003, fut intitulé « trésors publics ». Vingt années avait suffit pour faire des Frac des collections d’une immense valeur historique et financière. Les dispositions de base préconisaient l’achat d’oeuvres d’artistes émergeants en lien avec la région visant à les soutenir économiquement et à contribuer à leur reconnaissance locale ainsi que nationale. Des achats d’œuvres nationales et internationales vinrent rapidement diversifier les politiques d’acquisition selon des directives thématiques alliant prospection artistique et valorisation institutionnelle. Bernard Goy éclaire l’une des stratégies de l’époque : « L’équipe initiale du Frac Ile-de-France avait procédé à des acquisitions d’oeuvres d’artistes très avancés dans leurs carrières qu’elle considérait comme injustement méconnus des institutions muséales, alors que les experts nommés dans les années 80 par le ministère souhaitaient logiquement mettre en valeur la création contemporaine dans ses aspects les plus significatifs du moment. Un chef d’oeuvre de Tony Cragg par exemple a été acquis très tôt par le FRAC IdF. ».

Institutions légères et régionales mais institutions étatiques tout de même, les Fracs cherchèrent chacun leur place dans le paysage culturel français. Au travers de leur mission de soutien à la création artistique, ils participèrent au développement du marché de l’art contemporain en France, encore fragile dans les années 80 à 90. Grâce au pouvoir grandissant de la spéculation, les cotes de nombreux artistes représentés dans les Frac grimpèrent et les collections des fracs ne cessèrent de gagner en importance tant de terme de capital qu’en nombre de pièces. Depuis 1982, tous les Frac réunis comptent plus de 25 000 œuvres, ce qui constitue le troisième ensemble public d’art contemporain, après la collection du Centre National des Arts Plastiques (CNAP) et celle du Musée National d’Art Moderne/ Centre Georges Pompidou. Mais quel est alors l’objectif de collections d’oeuvres reconnues, rares, coûteuses et fragiles dans un écrin de murs blancs sinon celui de devenir un musée d’art contemporain ?

Dans une interview donnée à l’occasion de l’exposition anniversaire du Frac Alsace Pièces montrées, Estelle Pietrick, directrice du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg marque des spécificités dans le fonctionnement des Frac, particulièrement pour leurs capacités de réactivité, de flexibilité et de proximité : « ils sont de meilleurs capteurs de l’air du temps que ce que peut être une structure plus lourde comme un musée » [9].

Mais si les Fonds Régionaux d’Art Contemporain possèdent aujourd’hui de très grandes pièces de l’histoire de l’art occidental de 1960 à nos jours, ils ne sont pourtant plus en mesure d’en acquérir de renom similaire même s’ils désiraient compléter une série, un mouvement, une recherche. Chaque FRAC dispose annuellement d’un budget d’acquisition allant de 100 000 à 300 000 euros. Relativement conséquent pourrait-on dire mais pas de quoi se payer un Gerhard Richter aujourd’hui ! En effet, les budgets d’acquisition n’augmentent pas en proportion de la valeur des collections ni de celle du marché de l’art international. Comment rester alors à la hauteur de sa collection ? On lit sur le site de Plateform, groupement national des Frac que : « Depuis l’origine, la majorité des œuvres sont acquises entre deux et cinq ans après leur création. Ainsi, les FRAC sont les premiers à acquérir des artistes qui deviennent par la suite de grands noms de l’art contemporain, par exemple, Fabrice Hyber, Pierre Huyghe, Claude Lévêque, ORLAN, Xavier Veilhan… mais aussi Sigmar Polke, Cindy Sherman, Jeff Koons, Jeff Wall, etc.. » Fidèle à leur objectif premier d’éclairer la production artistique au moment où elle se crée, les Frac doivent miser et viser juste ! Le comité d’acquisition renouvelé tous les six ans et composé de spécialistes désigné par le directeur de chaque Frac. Ils sont en quelque sorte les premiers maillons du processus de la reconnaissance institutionnelle contribuant à l’exploration artistique et à la légitimation théorique.

Le groupement Plateform énonce dans ses statuts, les priorités communes des Frac et met l’accent sur le statut de laboratoire qu’ils cherchent à conserver, chacun selon leurs projets artistiques : « Si l’achat aux galeries et aux artistes est la principale voie d’enrichissement des collections, les FRAC produisent aussi régulièrement des œuvres qu’ils acquièrent ensuite. Ainsi, la relation des FRAC aux artistes est caractérisée par l’expérimentation et la continuité car elle va de la production d’œuvres à l’acquisition pour la collection, en passant par l’exposition, la diffusion, la médiation, la publication d’ouvrages et, parfois même, des résidences. » Hilde Teerlinck, directrice du Frac Nord-Pas-de-Calais, résume la mission de cette institution un peu particulière avec l’expression : « les Frac brisent la glace » ! Finalement tant du côté des acquisitions que de la relation au public, ils doivent mettre en évidence le travail de tel ou tel artiste et inviter à sa reconnaissance. L’image d’un vigoureux vaisseau, frayant lentement le passage vers des territoires à explorer, convient assez justement ; massifs et pourtant dégourdis, puissants mais consciencieux, les Frac briseraient au fil d’expéditions à différentes échelles du globe les obstacles d’un art si souvent prétendu inaccessible…

Nouvelles architectures, attraction locale et rayonnement international

Ils sont six, ouvrent les portes de leur nouveau bâtiment entre 2012 et 2015 et font vibrer la scène de l’architecture muséale : on les nomme les « Frac Nouvelle Génération ». Pour des dispositions culturelles propres à chaque région ainsi que pour des raisons de fonctionnement pratique, ces six Frac ressentaient depuis des années le besoin de s’établir ou de s’agrandir, de séduire et de s’ouvrir. Pour cela, l’aura de l’art ne suffisait pas. Les ingrédients indispensables à ce type de transition consistèrent en une ferme volonté politique de considérer l’art comme un vecteur de transformation et une conception architecturale capable de faire d’un espace fonctionnel un chef d’œuvre. Jean-Christophe Royoux, délégué aux arts plastiques et à l’architecture à la Drac Centre, fut partie prenante de l’ouverture du nouveau Frac à Orléans. Il affirme que la dimension architecturale est au cœur de la stratégie de ces nouvelles institutions. « Aujourd’hui, l’architecture joue beaucoup dans l’attractivité des programmations culturelles. Je pense par exemple au Louvre-Lens et au musée Guggenheim de Bilbao : les lieux de diffusion doivent être eux-mêmes des sortes d’œuvres d’art. » Le champ de prospection architecturale qu’ouvrait alors la construction de six espaces à la fois très contraignants et expérimentaux stimula une vive compétition. En 2012, le Frac Bretagne inaugurait un diamant noir signé par l’architecte Odile Decq. En 2013, le Frac Centre installait les Turbulences de Jacob et Mac Farlane dans les anciennes subsistances militaires d’Orléans, Kengo Kuma achevait le Frac Franche-Comté sur les rives du Doubs et l’agence Lacaton et Vassal inaugurait pour le Frac Nord-Pas de Calais une grande cage de verre face à la mer. Big Bjarke Ingels Group travaille actuellement sur le projet du Frac Aquitaine qui ouvrira ses portes en 2015. Après trente années de diffusion nomade, peut-on imaginer une circulation équilibrée de la collection entre les partenaires en région et des nouveaux centres aux identités si fortes que celles de ces figures de l’architecture contemporaine ?

Bernard Goy rappelle la nécessité de créer une tension entre la diffusion locale et la reconnaissance à plus grande échelle : « Pour le Frac Ile-de-France « le Plateau », j’ai compris que le pari que nous avons fait pour obtenir les financements, à savoir développer paradoxalement l’itinérance des expositions et la couverture territoriale en Ile-de-France de la présence du FRAC, à partir d’un lieu central identifié à Paris, était le meilleur choix stratégique. Mes arguments face aux élus consistaient à dire que les artistes accepteront d’exposer dans un centre culturel ou tout autre espace à rayonnement très local en région, si nous leur proposons une visibilité à Paris dans un centre d’art plébiscité d’emblée par la critique. De plus, j’étais convaincu que le rayonnement du FRAC auprès de partenaires régionaux serait démultiplié par l’écho de ses actions à Paris. Et puis si l’on se fixait comme objectif un rayonnement comparable en installant un espace d’exposition du FRAC ailleurs en région, il aurait fallu multiplier par dix le budget de communication, au détriment d’autres postes budgétaires... Cette conception d’interdépendance, si elle a su évoluer avec les contraintes de son temps, elle est finalement très proche des objectifs qu’ont les Frac nouvelle génération : leur exposition au coeur des petites et grandes métropoles doit favoriser leurs actions en régions. »

Depuis 1995, et du fait de la spécificité de sa collection liée à l’architecture, le FRAC Centre a bénéficié de nombreuses expositions internationales consacrées exclusivement à sa collection, à la Barbican Gallery et au Centre d’Architecture Canadien de Montréal, entre autres. L’installation dans les nouveaux locaux est à la fois l’affirmation d’un engagement scientifique sur l’architecture prospective de 1950 à nos jours qui a pour ambition de devenir incontournable dans le paysage de la recherche internationale et en même temps l’ouverture d’un lieu à destination du public français, régional et local sur ce même sujet. “Les chercheurs new-yorkais n’avaient pas besoin d’un bâtiment pour attribuer une identité à la collection du FRAC Centre. La collection est déjà connue internationalement mais ce dont on avait besoin, c’était surtout d’un lieu signal au sein de la Région Centre pour que le public local l’identifie, la découvre, la comprennent et puissent en quelque sorte en être fiers.” affirme Lucie Hoffbauer, chargée du service des publics.

Hilde Teerlinck, en tant que directrice, a accompagné la conception et le chantier du nouveau Frac Nord-Pas de Calais et affirme que ce nouvel espace va dans le sens de la volonté qui l’a toujours portée : inscrire la région Nord-Pas-de-Calais au centre d’un circuit international. Depuis sept à huit ans déjà, elle envisage chaque projet de prêts ou d’exposition dans une interaction entre partenaires régionaux et étrangers. Le Frac NPDC, qui n’avait jusqu’alors jamais eu de lieu d’exposition proprement dédié à sa collection, fonctionnait au travers d’expositions itinérantes. Destroy design, une exposition qui confrontaient les créations de designers, très présentes dans la collection, à des œuvres d’artistes contemporains a, en effet, voyagé entre 2010 et 2012 de Taïpei à Lausanne, de Aarhus à Gent en passant par la galerie Robespierre à Grande-Synthe et l’hospice d’Havré à Tourcoing. Et si l’exposition est dans l’ensemble chaque fois la même, chaque partenaire s’empare de la sélection de pièces et la modèle à la convenance de son espace et de son public. Hilde Teerlinck précise que de tels arrangements permettent aussi concrètement un équilibre financier : la vente des expositions à l’étranger permet la prise en charge des expositions en région. Le nouveau bâtiment ne devrait, selon elle, pas beaucoup changer ces pratiques mobiles, si ce n’est d’offrir un bel espace d’exposition supplémentaire en région, qui prendra qui plus est, le rôle de quartier général : « J’ai toujours imaginé nos bureaux comme ceux d’une maison mère, d’où sortaient toutes les pièces de la collection. Je reste dans la même philosophie ; ce Frac, situé en plein port, est comme un grand hangar plein de bateaux prêts à prendre le large. Notre travail a toujours consisté à irriguer le territoire depuis notre lieu de stockage. Ce lieu est maintenant ouvert au public et son agencement par étages et modules complémentaires, sa programmation à différentes vitesses fonctionne dans l’esprit d’un atelier où certains travaillent, d’autres boivent un café, visitent, bouquinent, etc. Et ce que je note d’éminemment nouveau, c’est ce contact direct avec le public car quand nous travaillons avec des partenaires, ils s’occupent des relations humaines qui naissent entre les gens et les œuvres. Maintenant, il est temps pour nous de faire nos propres expériences quant à ces relations avec les visiteurs. Comment faire pour qu’ils se sentent chez eux ? Comment faire en sorte, qu’à terme, le public soit partie prenante des activités du Frac Nord-Pas de Calais ? »

Le Frac Centre chiffrait 25 000 visiteurs par an et compte pouvoir tripler ce chiffre grâce à sa nouvelle infrastructure. Le Frac Nord-Pas de Calais reçoit depuis son inauguration en novembre 2013 plus de 1000 visiteurs par week-end ! On parle jusque là essentiellement d’un public dit « local » mais il n’est pas l’unique enjeu de fréquentation des nouveaux Frac. Chacun selon leur cible, ils convient leur lot de professionnels, de connaisseurs avertis et d’amateurs curieux, tous les consommateurs réguliers de culture qui viendront peut-être de loin pour découvrir ce lieu d’attraction. Ces visiteurs sont nécessaires pour le crédit institutionnel. Et à voir l’envergure de l’événement Art en gare mené par la filiale de la SNCF Gares & connexions, les nouveaux tourismes culturels représentent un potentiel considérable de marchés. La SNCF n’aurait aucune raison de se priver de cette image de l’accès à la culture pour tous. Istanbul pour sa Biennale ou Marseille pour l’ouverture de son Musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée : associer « voyage » et « créativité » est un bon prétexte de vacances pour certains, de bons moyens de communication pour d’autres. On se souvient de la belle campagne d’affichage pour l’ouverture du Centre Pompidou de Metz : on y voyait les portraits d’Andy Warhol, de Pablo Picasso et de Salvador Dali, l’air presque suffisant, associés à la phrase « Je m’installe à Metz. » Les plus grandes stars de l’art sont de plus en plus nombreuses en région ! Et la décentralisation revêt l’image d’un petit week-end branché…

Le Frac Nord-Pas de Calais, mémoire et patrimoine collectif

Avec le titre détonnant de son exposition inaugurale Le futur commence ici, le Frac Nord-Pas-de-Calais ne compte pas s’en tenir aux mots. Associé à la ville de Dunkerque, il affirme la vigueur de son engagement quant à tourner une page de leur histoire commune. L’installation des nouveaux locaux dans le port industriel est à la fois une mesure fonctionnelle et symbolique car elle participe du grand projet de reconversion identitaire et urbanistique de la grande zone portuaire. Pour faire face à la déconsidération populaire, cet ancien quartier de l’industrie navale semble avoir besoin qu’un nouveau regard se pose sur lui. Le futur commence du côté des anciens Chantiers Navals de France, sous-entend le nouvel établissement artistique. La municipalité a choisi de faire de l’art l’un des leviers du développement de la ville. Outil de communication ou médiation sociale ? Pour commencer, l’implantation du Frac est primordiale : surnommé du temps de son activité « la cathédrale », l’ancien atelier de préfabrication n°2 - AP2 est l’un des derniers vestiges de prospérité du secteur. Construire du neuf ou réhabiliter la structure, les architectes Lacaton & Vassal ont su trouver une articulation subtile en adossant à cette ancienne bâtisse austère son double contemporain. L’association est homogène et discrète dans le paysage bien que le gris de l’un attise les transparences de l’autre au fil de la lumière quotidienne. Cette seconde cathédrale devient le point d’observation de la première. En tout point de la nouvelle construction, le vide de l’immense AP2 est perceptible. Que va-t-on faire de ce géant silencieux ? « Le futur commence avec la considération de l’histoire » commente Hilde Teerlinck. Et c’est cela que raconte l’installation d’une collection d’œuvres et d’objets, dans laquelle le design industriel est très mis en question, dans ce lieu fort du passé. La mémoire collective dunkerquoise est convoquée au grand débat de la ville post-industrielle. Le Frac veut s’en porter garant. Les actuelles d’acquisition portent sur les thématiques très larges de « la condition humaine » et de « l’homme dans la société », et ne pourront qu’enrichir le sujet. « Notre envie est d’aborder le rapport de l’homme à son environnement aujourd’hui et d’un point de vue internationale parce que ce qui se passe sur la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique nous donne à réfléchir sur les problématiques d’émigration entre ici et l’Angleterre. » Le Frac NPDC joue la carte d’une véritable ressource collective. Hilde parle d’en faire une maison ouverte, un lieu public, espace de vie sociale. « Mais ce qui est le plus important, c’est que ce bâtiment fait pour l’art est en train de nouer une relation extraordinaire avec son environnement. Cette relation avec la nature, qui est très dure à cause du gris, des tempêtes, devient magique grâce aux lumières qui pénètrent les espaces. Et c’est le même processus avec le paysage industriel. Dans l’idée, cette zone n’est pas belle mais d’ici, on la perçoit avec douceur. Les matériaux qu’ils ont utilisés pour faire l’enveloppe de la structure rendent les couleurs plus légères, comme fondues. On est presque dans un bateau et pourtant on se sent protégé. C’est pratiquement la première infrastructure qui met en avant la mer avec une telle beauté et une telle proximité ; on y découvre petit à petit l’horizon, le bleu… ». Si certains visiteurs viennent ici rien que pour aller sur le belvédère en haut et regarder la mer, alors tant mieux car comme la collection du Frac, elle nous appartient à tous.

© Philippe Ruault © Philippe Ruault -

« A 50 ans passés, je n’aimerais pas reprendre le combat d’un directeur de FRAC. En revanche, ma combativité à l’égard de l’incurie d’un discours qui prétend que la démocratisation culturelle a échoué en France, est plus qu’intacte. A l’Assemblée Nationale, on utilise le terme seulement pour parler de l’échec qu’il représente. Pauvres gens qui ne savent pas d’où l’on vient ! D’une part ce discours ne se fonde sur aucune étude circonstanciée : une statistique n’est pas une étude, c’est un chiffre squelettique et froid dont le périmètre de représentativité manque de finesse, privé de toute leçon anthropologique ; or on en est là avec l’art contemporain, à une donnée anthropologique. Et il convient ensuite de voir le progrès de l’art dans la vie des gens, dans la fréquentation des expositions, dans les médias... » Bernard Goy fait partie de ces amoureux de l’expérience artistique, qui ne cesseront de croire qu’il faut la faire partager. Les Frac sont un de ces outils hybrides de l’éducation et de l’expérimentation artistique. Doivent-ils convaincre des bienfaits de l’art dans la culture de tous pour justifier leur pérennisation ? La citation « L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue », œuvre de l’artiste anglais Scott King qui surmonte le Frac Nord-Pas de Calais, répond en quelque sorte à cette question : l’art serait une affaire d’expériences de vie ; il serait insensé de ne pas continuer à le faire partager. L’auteur de cette phrase serait un certain Stiv Bators, chanteur du groupe punk The dead boys dans les années 70’ ; un de ces gars qui cherchaient la gloire et ne la trouvèrent pas. Donnons-nous les moyens de vivre pleinement, que ce soit en traversant la pièce bleue de l’artiste marocaine Latifa Echakhch ou simplement en regardant la mer.

Cet article a été rédigé suite à des entretiens avec :
Jean-Christophe Royoux, délégué aux arts plastiques et à l’architecture à la Drac Centre
Lucy Hoffbauer et Gilles Rion, chargés des relations avec les publics au Frac Centre
Hilde Teerlinck, directrice du Frac Nord-Pas-De-Calais
Katia Gagnard, chargée de la diffusion de la collection au Frac Alsace
Bernard Goy, délégué aux arts plastiques à la Drac Alsace et ancien directeur du Frac Ile-De-France

inclure/foot