Le duo d’artistes Bureau d’études pratique la cartographie de systèmes depuis des années. Leurs analyses graphiques s’inscrivent dans une recherche globale sur la représentation du capitalisme.
En 2006, ils décident de commencer un projet collectif alliant habitation et activités multiples à l’intersection du social, du culturel, de l’agricole, du pédagogique…. La ville ne semblant pas offrir les conditions propices à la viabilité du projet, ils s’installent à la Mhotte, une ferme de l’Allier devenu en 1991, société civile agricole. Ils collaborent aujourd’hui avec un groupe d’habitants et d’actifs à la construction d’un territoire d’expérimentations sociales et culturelles.
Cet entretien associe au verbe partir celui de sortir et à l’idée d’exil, celle d’issue. En quoi est-il nécessaire de rejoindre la campagne pour sortir de l’autorité des médias, de l’universalisme industriel et de la propriété individuelle ? Dans le courant du mois de juillet 2013, à l’ombre d’un grand chêne du domaine de la Mhotte, Bureau d’études raconte le dessein manifeste d’un « exode urbain » au regard du repositionnement stratégique d’un travail artistique.
Vous avez fréquenté la ferme de la Mhotte régulièrement pendant plusieurs années puis vous avez fait le choix de venir vous y installer pour y travailler. Avec le recul des quelques années écoulées, considérez-vous ce départ vers l’Allier comme étant dans la continuité de votre travail ou comme une rupture vers une nouvelle mise en forme de vos idées ?
Il y a eu plusieurs étapes. Nous avons tout d’abord identifié le travail artistique comme une chaîne de production et réception, une sorte de cycle ouvert. Considérant qu’un travail artistique n’est pas une œuvre accrochée quelque part mais un processus de production qui doit intégrer toutes les phases d’un travail artistique depuis la conception, la production, la diffusion jusqu’à la réception, nous avons créé et activé un lieu avec d’autres artistes à Strasbourg, Le Syndicat potentiel. Nous voulions faire de cet espace une « forme de vie » et concerner différents types de public, que le lieu se distingue des structures marchandes ou institutionnelles. Une autre étape est apparue avec notre travail de cartographie qui s’est développé de la représentation vers ce que nous avons appelé la « cartographie en actes ». On peut considérer qu’il y a la cartographie de représentation qui est une sorte de tableau et puis il y a une autre forme de cartographie qui est une mise en mouvement à l’échelle 1:1, une sorte d’organisation. Cette carte-ci devient un territoire agissant et conscient de lui-même, un mode d’activation, la mise en forme d’un territoire ou d’une collectivité. Ce passage de la cartographie-représentation à la cartographie en acte c’est clairement posée lors d’une recherche de trois années sur la relation de l’État français au vivant : une série de cartes représentaient la structure du système de production agro-alimentaire en France, depuis les nœuds gouvernementaux, français et internationaux jusqu’aux résidus et déchets qui se trouvent dans les champs. Un problème de positionnement est apparu : pour qui faire une telle carte et qui servira-t-elle ? La carte se voulait pseudo objective, une vue zénithale ou synoptique, ce qui nous semblait figurer l’abstraction du “regard“ de l’ État. Il s’est vite avéré que la carte sur l’agroalimentaire et l’état français pouvait être récupérée comme une belle image de son fonctionnement, un outil pour se parfaire, en toute abstraction. Nous en avons pris conscience quand nous l’avons présentée à l’ancien président de la chambre d’agriculture de Bretagne et qu’il nous a répondu que cette carte pourrait l’aider à vendre le système d’agriculture français dans les pays du Maghreb ! Le problème majeur résidait dans le fait qu’elle omettait la représentation des acteurs du territoire et de leur autonomie de consommateurs, par exemple. Nous avons donc fait une seconde carte-représentation qui tendait alors déjà vers une cartographie en acte : la carte s’est intitulée “économie du moi“. Elle tente de montrer où sommes-nous et comment regardons-nous le système à partir d’où nous sommes ? Trouver son point de vue, marquer une sorte de point de gravité, à partir duquel les réseaux sont compris. C’est un travail de cartographie à partir de soi, à partir des individus pour voir comment chacun peut prendre position à travers son mode de vie et ses choix de consommation.
Quand nous sommes arrivés dans l’Allier, l’idée n’était plus alors de partir de soi, mais de partir d’un lieu. C’était une nouvelle étape. Nous sommes passé de la représentation à l’action sur le territoire. Ce lieu ne pouvait pas être en ville parce qu’il nous semble impossible de créer une forme de vie en ville, d’avoir la lenteur pour cela. La ville tend à se rapprocher de la simulation. Ensuite, nous voulions sortir de la condition d’ « artiste-VRP » [1] , qui se conjugue par une mobilité permanente dans le complexe international de production et diffusion culturelle. Artiste, c’est un statut social et existentiel un peu bizarre : on est prêt, on tourne dans le système, un peu comme les ouvriers au XIXe siècle qui allaient là où ils trouvaient des chantiers, vendre leur force de travail. On trouvait que cette circulation ressemblait à celle de l’hypermarché : on était tout à fait remplaçables, si ce n’était pas nous, c’était un autre. A un moment donné, on a voulu sortir de ça, non pas tout refuser mais ne pas opter uniquement pour ce mode de travail. Nous avons choisi à ce moment-là de commencer un projet local, qui nous permettait aussi de nous émanciper de cette condition d’artiste-VRP dans l’industrie culturelle des arts. Cette localisation n’avait rien de nostalgique parce qu’il n’y a pas le monde et le local, mais plutôt la localité est un point de mondialité. Les grands centres ne sont pas des localités plus pertinentes, plus essentielles ou il serait plus évident de répondre à la question : comment les décisions que l’on prend en un lieu peuvent-elles modeler le monde ?
Et au regard de cette image du VRP, pensez-vous être maintenant moins nomades qu’avant ? En quoi cette attache identifiable donne-t-elle plus de sens à vos voyages professionnels ?
Ici il y a quelque chose qui se modèle au long cours. Ce n’est pas une « résidence » dans les termes artistiques. La Ferme est devenue notre point de référence, un point de référence critique car si on fait des projets ailleurs, en Belgique, en Allemagne ou au Japon, c’est très souvent en lien avec le travail que nous faisons ici. Et inversement, on essaie de vivre la situation concrètement dans le Bourbonnais, de résoudre des problèmes locaux en allant aussi chercher les réponses ailleurs. Ici, c’est à l’échelle 1, on ne reste pas dans le discours comme on pouvait le faire avant.
Actuellement, nous travaillons sur le complexe mondial de la dette. Cette recherche nourrit entre autres notre travail sur la monnaie locale que nous tentons d’instaurer dans la région. Parce qu’une monnaie locale c’est aussi un outil pour s’extraire partiellement des endettements délirants des pays européens aujourd’hui. Nous essayons également de faire de la Ferme une unité de fabrication. Par exemple, pour le projet sur l’Iran qui a été fait à Munich [2], un film a été réalisé sur le domaine avec des objets fabriqués ici, et des acteurs, des gens d’ici. La ferme devient un lieu de productions de tout type, entre autre, artistiques. Et de là, le travail se diffuse. Il est question dans une scénographie sur laquelle nous avons travaillé avec d’autres artistes pour le Van Abbe Museum, à Eindhoven de « l’art utile ». Notre approche à nous, de l’art utile, est directement lié à des expériences que l’on fait ici.
En fait, il y a plusieurs types de mobilités à mettre en œuvre. On pourrait dire que la mobilité a son immobilité qui serait d’être mobile toujours de façon identique. Et inversement, l’enracinement a sa mobilité dans le fait d’avoir un processus de construction – pour nous ce serait l’évolution de la dynamique sociale.
Je distingue dans votre travail cette phase de mobilité qui a été très dense et qui a nourri une réflexion et sa diffusion pour aboutir à une sédentarisation. Mais comment active-t-on des lieux comme celui-ci, rural et reculé, sans se couper du monde ? Comment restez-vous connecté à une situation globale qui est dans la frénésie, la surenchère ?
Quand on a décidé de s’installer ici, on a décidé d’arrêter des choses. On a dû alors renoncer à des projets mais cela faisait partie du jeu. Et puis tout ne s’est pas passé dans le champ de l’art et ça c’est très important de le préciser. On ne s’est jamais laissé enfermer dans un milieu précis. En fait, dans chaque milieu, il y a des sortes de clôtures internes dans lesquelles les gens peuvent rester enfermés, fonctionner dans la logique, obéir à ce milieu et répondre à ses lois… On l’a vu clairement quand on a étudié l’agroalimentaire en Bretagne : chaque niveau du système - le producteur, le vétérinaire, le consommateur, l’administratif – est dans une sorte de case, et il semble impossible de mettre tous les acteurs d’un système autour d’une même carte. De même, quand on a créé l’espace d’exposition à Strasbourg, on a vu qu’on occupait un certain genre de case, qu’on était un lieu de petits producteurs artistiques, une sorte de machine de raffinage destinée à mettre le pied à l’étrier aux jeunes artistes, à leur préparer l’entrée sur le marché de l’art. Toujours le même public, sans porosité. On a mis un certain temps pour comprendre que cet effet de clôture que l’on trouve dans l’art et dans ses différents secteurs, existe également dans les milieux militants dans lesquels nous avons également passé du temps. Ou encore, dans les milieux universitaires. Il a fallu bien dix ans pour comprendre que l’enjeu social et artistique actuel prend place entre les milieux. Et en s’ancrant ici, on est forcé de garder cette conscience-là parce que nous nous organisons avec des personnes qui font du maraîchage ou du bâtiment. Mais c’est tellement prenant qu’on pourrait s’enfermer ici. C’est pourquoi nous gardons des contacts avec d’autres lieux pour que la vie de la Ferme ne se referme pas sur elle-même. Donc on ne dit pas qu’il s’agit d’un royaume enchanté mais d’un point d’ancrage, d’un « Je suis ici » à partir duquel nous pouvons situer nos différentes investigations.
Le lieu a beaucoup évolué depuis que nous sommes arrivés. Déjà, on parle plusieurs langues parce qu’il y a des personnes qui viennent d’ailleurs : des jeunes volontaires qui viennent d’Allemagne pour un an par exemple. Un jeune maraîcher est aussi arrivé récemment et chaque année ça va changer. Il y a comme ça, une évolution de la configuration sociale liée aux personnes qui viennent et qui partent.
© bureau d’études -
En quoi la campagne a été plus à même d’accueillir ce projet ? Percevez-vous une opposition entre la ruralité et l’urbanité ?
Les termes « ville » et « campagne » ne sont pas adéquats mais disons que ces deux « milieux » sont différents. La première différence, c’est qu’il y a ici une vie sociale extrêmement dense. On est en contact avec au maximum deux cents personnes mais on les croise tout le temps et se développe entre nous une vie sociale permanente. En ville, on rencontre très peu de personne et c’est plus anonyme. Beaucoup de gens trouvent que c’est bien de rester chez soi, d’avoir une vie sociale par les réseaux, les machines : non frontale. Mais ici, il y a des interactions de l’ordre du contact humain. En ville, tu croises beaucoup de monde. Au supermarché, par exemple, tu es avec des gens, tu vois des humains mais tu ne leur parles pas. Ce sont des relations tout à fait abstraites. Ici ce sont des rapports très concrets : on va à la Poste, on connaît la personne, on lui parle. L’autre existe vraiment en tant que personne, en tant que soi. Y compris dans le cadre de fonctions plus importantes comme le maire… Tout est aussi réel.
Ensuite, une seconde différence très importante : le champ perceptif et sensitif. L’espace rural est un environnement multi-espèces (humains, animaux, végétaux, insectes, terre, etc...) et ça change tout, y compris dans la relation avec les humains. Nous sommes en interaction constante avec une pluralité d’être vivants, ce qui est très limité dans les espaces urbains. Cela a des effets notables, en grande partie inconscients, sur nos relations entre hommes et sur notre manière de penser au quotidien.
Le troisième aspect touche les idées de Leroi-Gourhan [3]. L’apprentissage, le rapport au monde passent en majorité par des choses concrètes de l’ordre de l’acte : l’expérience du corps, des mains en particulier et pas seulement du cerveau. Ne serait-ce que se chauffer ici c’est très conscient alors qu’à Paris ça ne l’est pas. Couper du bois, alimenter le poêle… Les saisons aussi, on les ressent vraiment. Ce n’est pas la « vie presse bouton » : il y a une certaine conscience qui va avec chaque geste. On peut donc interagir avec ces choses, alors que dans l’espace urbain, tu es là en tant que consommateur. Et aujourd’hui, en réalité, il est devenu très difficile d’agir sur les choses parce que le maillage est très complexe et tendu. Et la ville accentue ce phénomène. L’action y a malheureusement pris un caractère essentiellement symbolique, il est donc bien plus difficile de comprendre pourquoi on fait telle ou telle action. On peut avoir un sentiment de dépossession du réel.
Avec des lieux comme la Mhotte, la capacité d’activation commence bien plus bas, elle est beaucoup plus accessible. On peut entreprendre beaucoup plus vite et s’autonomiser. Rien qu’au niveau alimentaire, il y a une autosuffisance assez rapide. Bon, là où nous étions à Montreuil, les jardins partagés se développent. Pour le moment c’est plutôt une dynamique sociale mais il faut voir comment ça se développera dans le futur. Dans les villes, il reste quelque chose qui n’est pas résolu car une ville, au bout de deux semaines sans approvisionnement, meurt. Et cette dépendance crée une peur implicite surtout en période de précarité croissante. Les gens sentent bien qu’ils aspirent des forces plus qu’ils n’en redistribuent. C’est une logique de concentration alors que quand nous abordons la question de la localité, c’est à l’opposé : une logique de distribution. Nous cherchons un équilibre où la mondialité est distribuée, produite partout avec différentes variations et flux de diffusion.
On pourrait voir votre projet artistique comme une île de piraterie : un territoire à distance, défini selon vos idéaux, où vous pouvez tout tenter sans rien avoir à perdre… Vous sentez-vous isolés dans le paysage de l’activisme ? Et dans le paysage régional ?
Plutôt que l’histoire d’une île, c’est celle d’un archipel, pas seulement une entité, mais une constellation. On imagine une multiplication de micro-zones nées du désir de chacun de prendre des responsabilités pour essayer de faire autre chose. On voit d’ailleurs beaucoup de groupes sociaux se mobiliser mais de manière très indépendante. En France, il y a encore des clivages idéologiques très forts qui sont un frein à la reconnaissance et à la fédération de groupes qui aspirent à des choses communes. Par exemple, il y a en ce moment, sur le site de l’école Steiner-Waldorf [4] juste à côté de la Ferme, une Rencontre des amis de S !lence [5]. Ça n’a pas été évident pour tous les membres de ce mouvement d’accepter d’être sur un tel site lié à l’anthroposophie. On pouvait penser que la rencontre aurait pu se faire facilement puisque ces écoles, dans le contexte allemand, ont été historiquement très actives dans les alternatives sociales au XXe siècle. Mais en France, elles sont parfois considérées comme sectaire. Et cela peut faire apparaître des crispations qui empêchent les groupes de se rencontrer, se considérant les uns les autres comme des sectes. Il y a toujours un fantôme idéologique qui empêche les gens d’aller considérer concrètement les choses, de s’allier sur certains sujets pour constituer ce fameux « archipel ». Mais finalement la rencontre entre les milieux – celui des Amis de Silence et celui de l’école autogérée R. Steiner – s’est bien passée parce qu’heureusement, au-delà des représentations, il y a des hommes. Et ce qui nous intéresse, nous, c’est précisément comment on créer la rencontre. La tolérance n’est pas suffisante car on accepte l’existence de groupes d’influence mais on ne veut pas avoir à en subir de quelconques conséquences. C’est le syndrome NIMBY [6], « Not In My BackYard » : « tu restes chez toi, moi je reste chez moi, on est tolérant ». Mais avec cette idée, on stagne. Les gens ne se rencontrent pas et ne problématisent pas les croyances, les convictions, etc. Pourtant, c’est intéressant quand tu arrives à un désaccord car tu réalises que tu construis le monde d’une manière trop personnelle. Le commun commence à ce moment-là ! Pas quand on est « entre soi ». Le commun n’est pas communautaire au sens immunitaire du terme. La communauté ne doit pas se fermer sur elle-même au point de considérer les autres comme des microbes.
Vous travaillez sur la notion de « localité », que signifie-t-elle ? La ferme de la Mhotte, les trois domaines alentours, le Bourbonnais, la région de l’Allier… Avec quels types de relations et à quelle échelle une localité fonctionne-t-elle ?
Le fait que l’industrie telle qu’elle a été pensée par la mondialisation soit aujourd’hui majoritairement a-locale – tout est mobile, peut être déplacé et reproduit ailleurs – a produit des espaces sans référence dans lesquels la localité n’est plus visible. On ne sait plus d’où viennent les choses, on croit que tout peut être partout mais c’est faux. Toute réalité, y compris industrielle, est éminemment locale. Le système du modèle et de la copie a été très utilisé dans les dynamiques urbaines, dans les procédés de construction par exemple, avec les logiques d’Etat de développement des standards. Ces modèles se sont développés dans des centres et on voit comment ces centres - qui sont des localités - contrôlent les périphéries - qui sont d’autres localités. C’est assez important de comprendre ces logiques-là pour voir en quoi se localiser, c’est aussi essayer de déplacer la relation entre les territoires et de sortir du schéma de localités dites “périphériques“ soumises à des localités dites “centrales“. Penser les relations spatiales autrement.
Nous avons saisi rapidement que le lieu ne doit pas rester fermé sur lui-même ; il doit au contraire tisser des relations avec d’autres lieux pour renforcer le territoire. Les choses ne marchent pas toutes seules ici : on ne peut pas s’abstraire. L’investissement humain de chacun est en jeu. Et si ça ne fonctionne pas, les conditions de vie peuvent devenir très rudes. Quand certains éléments sont trop faibles, l’équilibre peut s’effondrer. Il y a donc un grand intérêt à tisser des liens entre chaque ferme, chaque projet économique, social ou culturel. On travaille à cela avec quelques dizaines de personnes.
Vous défendez que « la culture n’est pas une forme de spectacle mais une forme de vie » et parlez alors d’une « culture des communs », qu’entendez-vous par ce terme ? A quels outils concrets donne-t-elle naissance ?
Le commun est un point de rencontre avec toutes les difficultés que ça pose. Quand un point de conflit apparaît, que quelque chose s’élabore à partir de cette situation conflictuelle, c’est déjà le commun. Alors il y a un niveau très basique : comment fonctionne-t-on ensemble ? Qu’est-ce que c’est qu’une organisation d’usagers ? Si on sort de la vision qui oppose une direction et un exécutif et qu’il y a un partage de responsabilités, c’est une première culture de communs. Et très concrètement, ça veut dire qu’il faut accepter les pathologies réciproques et qu’on doit être en mesure de les faire évoluer. Ce n’est pas simple mais il y a un processus d’apprentissage mutuel. Il n’y a pas qu’une culture des communs instituée mais des processus de construction et de reconstruction continus. Après, ça se décline avec le déroulement des réunions et puis ça touche la vie quotidienne pour qu’il y ait des solidarités entre les activités – production alimentaire et repas communs par exemple : comment on passe de l’un à l’autre ? Le partage et la mutualisation de compétences : avec les chevaux, entre le travail du centre équestre et la traction animale dans le maraîchage.
Un autre terrain sur lequel nous travaillons en ce moment est la monnaie locale. La monnaie est un réseau social basé sur la confiance dans un médium de valeur. Elle peut être un outil très important pour le développement d’une culture des communs. Quand on utilise l’euro, les référents de richesse sont mondialisés. Les spéculations se passent à Tokyo, à New-York, etc. S’il y a une monnaie locale, le référent de richesse se trouve au niveau local. On ne dit pas qu’il faut se couper des autres monnaies mais seulement qu’il faut utiliser plusieurs monnaies : une monnaie locale et des monnaies mondiales. Avec la monnaie locale, la richesse locale peut se libérer partiellement des règles de l’économie mondiale, de l’inflation fabriquée par la Banque centrale européenne, etc. Un tel système de double monnaie existait de manière assez généralisée au Moyen-Age jusqu’au VXIe – XVIIe siècles puis il a y eu une volonté de l’Etat de les supprimer et d’imposer le pouvoir régalien pour collecter plus facilement les impôts sur les richesses locales. Mais cela a considérablement appauvri les localités parce que le volume de richesse en circulation au niveau local a diminué en s’adossant à une monnaie nationale. La richesse des campagnes est ainsi venue s’amasser dans les villes et le discours qui a accompagné cela a été celui du progrès : « le futur se passe dans les villes… ». Le développement des monnaies locales, de même que le développement d’une culture locale demande, en fait, tout un travail de déconstruction de l’idéologie moderniste.
Revenons sur la création du fonds de dotation « Terres franches », un fonds qui veut sortir la terre et le bâti de la propriété. En quoi cela participe-t’il d’une initiative culturelle ?
La propriété est une forme culturelle. Elle créé une différence entre les propriétaires et les locataires : l’un a l’ascendant sur l’autre dans une relation de pouvoir. Ces relations cassent le commun. Depuis l’amorce d’une sortie de la propriété sur la Ferme de La Mhotte (les parts détenues par différentes personnes dans la société propriétaire de la Ferme de La Mhotte ont commencé à être donné au fonds de dotation Terres franches), le commun et le social ont été vitalisé. Une certaine logique du système consiste à vouloir que tout le monde soit petit propriétaire le temps d’une vie. Nous cherchons une logique alternative à celle de la propriété. Nous partons grosso modo, d’une séparation entre rapport de propriété et rapport d’usage, les usagers étant co-gérant, ensemble, de leurs usages. Il n’y a pas de spéculation foncière, pas de revente possible de la Ferme. Et cela change complètement la relation à l’investissement et au futur.
Je remarque ce verbe « sortir » que vous employez régulièrement qui me semble avoir la signification non pas de détruire, ni de fuir globalement un système mais de créer des issues dans le fonctionnement du pouvoir institué. « Sortir de l’universalisme industriel », « sortir de l’euro », « sortir de la propriété individuel »… Que suggère cette formulation pour vous ?
Il faut donc trouver un moyen de faire de la différenciation vertueuse, si l’on peut dire, tout en gardant les normes internationales dont on a besoin aussi pour certaines choses. Chacun existe en tant qu’individu par sa capacité d’agir. « Sortir », c’est combattre l’impuissance de l’individu, combattre l’idée de l’individu en tant que terminal d’un système d’information. Par exemple, au niveau pédagogique, il peut y avoir une pluralité de méthodes pédagogiques (au sens ou on parle d’une pluralité d’espèces dans un environnement vivant). L’idée n’est pas de dire que le système Steiner est le bon modèle mais au contraire reconnaître que pour certains enfants, ça marche très bien et pour d’autres pas. Voilà, on en revient toujours au fait que la Terre n’est pas composée d’une mono-espèce.
Croyez-vous l’exode urbain nécessaire pour renouveler les moyens de lutter contre le capitalisme ?
Oui.
Voyez-vous un terme à ces expérimentations ? Pensez-vous un jour repartir ou vous imaginez-vous devenir vieux ici ?
La question du territoire comme on a choisi de la traiter aujourd’hui nécessite un travail à long terme sinon on ne peut rien construire. La référence n’est pas seulement soi. Un territoire, c’est un collectif de plusieurs générations et on voudrait arriver à trouver une nouvelle forme pour cela.
D’habitude ici, on sait très bien comment ça marche : les parents ont la baraque, le fils ou gendre reprend la ferme, il construit une maison à côté et ainsi se fait le travail de la transmission, de l’apprentissage. A partir des années 50 et 60, les enfants des campagnes qui ne supportaient plus la dictature de leurs parents sont souvent partis vivre leur vie de manière indépendante, en ville parfois. Une des conséquences de ce type de séparation des générations a été l’émergence des mouroirs pour les plus vieux. Nous sommes actuellement dans une gestion de cheptels humains avec les personnes âgées d’un côté et les « actifs » de l’autre. Mais on doit imaginer d’autres formes. Je ne veux pas dire que c’est simple de cohabiter avec d’autres générations - surtout les vieux (rires) – mais à mon avis ça fait sens dans l’écologie générale du projet ici car notre travail porte sur l’expérimentation de nouveaux fonctionnements sociaux. Ce n’est pas « sympa » mais ça fait partie de la recherche et de la critique de l’organisation des sociétés industrielles.
Et vieillir et mourir là, pour nous ? Oui, cela a aussi du sens.
Que serait une terre franche ?
Ce pourrait être un lieu comme ici, un lieu de réappropriations de nos conditions de vie, de la naissance à la mort. Beaucoup de luttes se sont déroulées dans les villes et y ont clairement échoué. La lutte de la réappropriation de la vie de quartier dure depuis le XIXe siècle. Et l’histoire des campagnes est remplies de luttes. En fait, les luttes ne s’arrêtent jamais. La monnaie : dix siècles pour que l’Etat arrive à supprimer les monnaies locales et que s’établisse une monnaie nationale, puis européenne. Et aujourd’hui, cette monnaie unique est mise en doute… Il y a des luttes qui gagnent et d’autres qui durent. Nous cherchons pour commencer à établir une forme de résistance qui arrive à tenir dans le temps. Peut-être que c’est une illusion, c’est difficile à dire…
Ici, c’est un coin relativement pauvre. La pression est moins forte. Concernant les semences par exemple, on n’est pas encore en Beauce, où s’étendent des territoires homogènes, désertiques, extrêmement contrôlables, même par satellites, etc. Ici, dans un environnement de bocage comme ça, il reste une grande diversité parce que les terrains sont accidentés, parcellés. Mais la terre franche ce n’est pas seulement cela. C’est d’abord une volonté partagée de s’organiser collectivement, de ne pas s’en remettre à des savoirs et pouvoirs lointains, coloniaux (ceux du centre, du capital) pour donner forme à nos vies.
Voyez-vous une dimension utopique, ou « hétérotopique [7] » pour reprendre le terme de Michel Foucault, à votre projet ?
Nous sommes dans une situation de lutte par rapport à des modèles dominants donc il y a une vraie énigme autour de notre résistance : est-ce que ce que l’on créé va résister, pas seulement de façon temporaire et narcissique – ce qui est le cas quand on se satisfait de résister pendant 5 minutes – mais plutôt tenir dans le temps et durer au-delà de nous, de nos vies ? Peut-être que cela est utopique. Parce que finalement, à long terme la situation est peut-être foutue. Oui, peut-être que ce que l’on fait est utopique. Mais ça a le mérite d’exister réellement, ici.
Je travaille actuellement sur une « nouvelle typologie de l’eldorado contemporain ». A votre sens, la Mhotte pourrait-elle en faire partie ?
C’est bien de se poser cette question car en réalité, tout peut être un eldorado. La question au final, ce n’est pas vraiment de partir. On a l’impression que l’ailleurs nous donne du désir, de l’espoir, de la nouveauté mais on peut simplement changer notre façon de voir. En réalité, on peut créer la dynamique de la découverte partout, déjà autour de soi, elle n’est pas forcément dans le fait d’aller chercher loin. Disons qu’il faut trouver son propre terrain d’expériences. Partir de Paris pour La Mhotte a été un moyen pour nous d’y arriver.
Voir aussi la suite de cet entretien avec les textes Where are we ? de la publication INLAND/CASCO